Le parquet européen : un projet entre audace et réalisme politique

Abstract

« Le parquet européen n’est pas seulement un projet audacieux, c’est aussi un bouleversement pour les ordres juridiques internes, en particulier dans les pays, comme la France, qui connaissent encore le juge d’instruction ».

Le parquet européen devrait entrer en fonction au cours du premier semestre 2021. N’ayant pas obtenu un accord unanime au Conseil, il débutera son activité dans le cadre d’une coopération renforcée réunissant vingt-deux États membres. Cet échec apparent est en fait un succès, car il possèdera malgré tout une dimension suffisante pour peser réellement dans son champ de compétence – la défense des intérêts financiers de l’Union – mais aussi au niveau institutionnel.

Le projet, souvenons-nous, est né d’une réflexion collective conduite par la professeure de droit, Mireille Delmas-Marty, qui a débouché sur le fameux « Corpus Juris » sur la protection des intérêts financiers de l’Union publié en 1997. Celui-ci proposait déjà de créer un parquet européen chargé de poursuivre les auteurs des infractions portant atteinte au budget européen. La proposition était d’autant plus audacieuse que l’espace judiciaire européen n’existait pas encore, Eurojust non plus. Elle sera reprise à l’article 86 du Traité de Lisbonne (TFUE) qui lui sert de base légale.

Une idée audacieuse et simple à exprimer – un parquet européen –, mais dont la mise en œuvre était singulièrement complexe, au moins pour deux raisons. La première était purement technique. Rien de plus compliqué, en effet, que de créer de toutes pièces un ministère public européen. Car il faut tout prévoir si l’on veut que ça marche : la répartition des pouvoirs entre l’échelon central et l’échelon national, la structure et le fonctionnement interne de l’organe, le droit applicable aux enquêtes et aux poursuites, la coopération transnationale, etc... La seconde difficulté était de nature politique. Il faut bien comprendre qu’au-delà des aspects juridiques et techniques, la création d’un parquet européen représentait un véritable transfert de souveraineté au profit d’une autorité judiciaire supranationale. Or les États membres n’étaient pas disposés à accepter un tel sacrifice sans obtenir quelques garanties en retour. Le projet a donc donné lieu, dès le départ, à deux conceptions assez éloignées l’une de l’autre : d’un côté, celle de la Commission européenne qui voulait un organe entièrement intégré et sans « lien national » avec les États membres ; de l’autre, une approche plus réaliste portée par la France et l’Allemagne à laquelle la plupart des États membres se sont ralliés ensuite.

Après de nombreux rebondissements, c’est la vision des États membres qui s’est finalement imposée. Que contient-elle ? D’abord cette idée que le parquet européen ne peut se satisfaire de demi-mesures : sa création devra entraîner un vrai transfert de compétences. Dans le champ d’action qui est le sien, toutes les prérogatives d’action publique (direction des enquêtes, exercice des poursuites) seront désormais exercées par un office central européen. Deuxième élément : l’indépendance. Ce parquet européen n’aura de légitimité que s’il est pleinement indépendant à l’égard des États membres – cela va de soi –, mais aussi à l’égard des institutions européennes. Troisième idée : un parquet collégial. C’est sur ce point que le désaccord s’était cristallisé entre les États membres et la Commission européenne qui croyait y déceler le retour à bas bruit du modèle intergouvernemental. Ce qui n’était pas notre intention. La collégialité que nous voulions n’était pas celle de l’agence Eurojust où chaque Membre national représente son pays. Il était clair pour nous, dès le départ, que les procureurs européens agiraient au nom et pour le compte d’un intérêt supérieur aux intérêts nationaux, un intérêt commun à tous les États membres, un intérêt européen. Quatrième et dernière idée : l’application du droit national. Il était hors de question, en effet, de s’engager dans la négociation d’une procédure pénale européenne dont personne ne voulait : c’eût été le meilleur moyen de tuer le projet dans l’œuf.

C’est sur ces bases que le règlement UE 2017/1939 a été adopté le 12 octobre 2017. Il confère au parquet européen le statut d’organe de l’Union et pose le principe de son indépendance en apportant de solides garanties à la nomination de ses membres. Celui-ci s’établit à deux niveaux : un échelon central situé à Luxembourg représenté par le chef du parquet européen, le collège des procureurs européens et le directeur administratif ; un échelon décentralisé représenté par les procureurs européens délégués dans chaque État participant. Le niveau central s’appuiera, à la fois, sur les procureurs européens qui « superviseront » les enquêtes conduites dans leur propre pays et sur les « chambres permanentes », composées chacune de trois procureurs européens, qui prendront toutes les décisions d’action publique dans les dossiers (exercice des poursuites et appels éventuels). Le texte détermine enfin la manière dont le parquet européen exercera son droit d’évocation sur la base des informations transmises par les États membres. Ces règles ont été complétées par une série de dispositions concernant notamment le contrôle par la Cour de Justice, ainsi que la coopération opérationnelle avec les partenaires (OLAF, Europol, Eurojust).

L’étape suivante a été la transposition de ce règlement en droit national. Car même s’il est d’application directe, sa mise en œuvre nécessitait l’adoption d’un cadre procédural spécifique. C’était particulièrement vrai dans les pays qui connaissent le juge d’instruction. Le point était délicat à traiter, car le maintien d’un magistrat instructeur était par principe incompatible avec la mise en place d’un parquet européen. Autorité de poursuite à part entière, ce dernier n’avait pas vocation à se dessaisir au profit d’une autorité judiciaire nationale. La France a fait le choix de conférer les pouvoirs du juge d’instruction au procureur européen délégué. Ces dispositions figurent dans la loi relative au parquet européen du 24 décembre 2020 qui lui permet d’être conforme au règlement tout en préservant l’ordre juridique français. S’il l’estime opportun, le procureur européen délégué pourra donc conduire ses enquêtes « conformément aux dispositions applicables à l’instruction » ; et c’est lui in fine qui saisira – ou non – la juridiction de jugement conformément aux instructions données par la chambre permanente. Voilà donc un procureur qui portera de temps en temps les habits d’un juge. Le projet, on le voit, n’était pas seulement audacieux, il contenait dès le départ de grands bouleversements !

Author

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Frédéric Baab

Institution:
European Public Prosecutor's Office (EPPO)

Position:
European Prosecutor (France)