L’Europe à la poursuite des droits fondamentaux
Abstract
Where does the protection of human and fundamental rights stand in Europe, particularly in the European Union of the 28 European Member States? Where can the « common heritage of political traditions, ideals, freedom and the rule of law », which is evoked in the preamble of the ECHR, be seen today? The article responds to these questions by arguing first that the European Community (later the European Union) has – from the outset – been in a pursuit race regarding the effective protection of fundamental rights. Effects of this phenomenon are still apparent today. Examples given in the article show that the European Union falls short of the aforementioned common heritage. Regarding asylum rights, for example, the CJEU does not completely follow the ECtHR case law. Regarding the European Arrest Warrant, it was a recent call of the German Federal Constitutional Court that triggered a change of thinking at the Court in Luxembourg on how the state of execution can protect the fundamental rights of the person sought. In the second part, the article further elaborates on how the fundamental rights protection is at test regarding the current crises. In this context, it points out the protocols no. 15 and 16 to the ECHR that, according to the author, give the states a margin of appreciation that it too large, thus enabling them to avoid respecting the Convention’s guarantees. In the third part, the author addresses the (im)possible accession of the EU to the ECHR as foreseen by the Treaty of Lisbon. He argues that accession currently is in the far distant future and could lead to the persistence of a “double Europe” in which fundamental rights and freedoms are insufficiently protected. However, the article does not conclude pessimistically, but argues that the European Union can win the pursuit race on fundamental rights.
Peut-être se rendra-t-on compte un jour que l'erreur de l'Europe, c'est de ne s'être ralliée que trop tard au primat en terme d'effectivité de ces droits que l'on appelle au gré des pays ou des traductions: droits de l'homme, droits humains ou pour reprendre l'expression de la Charte, droits fondamentaux.
Aujourd’hui, où en sont les droits fondamentaux tels qu'ils résultent de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-dessous « la Charte ») mais aussi tels qu’ils sont garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et tels qu'ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, qui font partie du droit de l'Union en tant que « principes généraux », pour reprendre une expression figurant dans le traité sur l’Union européenne ? Où en est ce « patrimoine commun d’idéal et de traditions politiques, de respect de la liberté et de prééminence du droit » qu’évoque le 5ème alinéa du Préambule de la Convention européenne des droits de l’homme, à laquelle tous les États membres de l’Union européenne sont parties?
Cet article s’attache à relater les failles originelles de l’Union Européenne à travers les différentes matières de droit qui ont abouti à une course à la poursuite des droits fondamentaux. L’article évoque ensuite l’incidence de ces droits au regard des crises que traverse l’Europe notamment à l’heure de la question lancinante et toujours non-résolue de l’adhésion de l’Union à la Convention européenne des droits de l’homme. Il veut en dégager la nouvelle perception qu’engendrent ces droits à l’aune de l’état de l’Europe et des « Europes » et leur force résurgente au-delà des tentations de fragmentation qu’ils pourraient paraître générer.
I. Une course poursuite toujours recommencée
On connait bien la différence - et pour ceux qui nient leur complémentarité, l’antagonisme - entre les deux traités européens, tous deux signés à Rome, entre l’Europe de la Convention des droits de l’homme de 1950, surgeon régional de la Déclaration universelle de 1948, et celle du Marché commun de 1957. Plus que jamais, leur séparation semble peser sur le destin d’une Europe communautaire devenue Union européenne que l‘on pourrait croire schizophrène.
Sans doute, cette Europe n’a jamais été une Europe « sans droits », mais force est de le constater, même s'ils étaient présents en filigrane dans le droit communautaire, il existait une carence originelle au point qu’ils n’ont fait qu’une entrée timide ou tardive dans l'Union européenne. Ainsi, même si au gré des traités, les compétences et domaines d’action de l’Europe se sont accrus régulièrement, la garantie des droits fondamentaux, pourtant toujours re-proclamée, semblait toujours en retard, aussi bien dans l’instauration d’une protection effective, que dans la perception qu’en avait le citoyen européen.
Pour ce qui fut la « Communauté européenne », il a fallu attendre 1999 avec l'entrée en vigueur du traité d'Amsterdam pour que soit énoncé en tant que principe général que l'Union européenne doit respecter les droits de l'homme et les libertés fondamentales sur lesquels l'Union européenne est fondée.1 Leur véritable consécration n'a eu lieu qu'en décembre 2000 et ce n’est que le traité de Lisbonne, en 2007, qui a placé la Charte au même rang que les dispositions des traités, en dépit des réserves de certains États destinées à entraver la pleine efficacité du texte européen.
Le décalage continu entre les politiques entreprises et le niveau de protection qui doit être garanti à tout citoyen dans une société démocratique, a été un frein au développement véritable des politiques européennes et notamment à la mise en œuvre d’un véritable espace judiciaire. Chacun connait le célèbre « paradoxe » de Zénon d'Elée : Achille peut bien courir plus vite que n'avance la tortue, Zénon affirme qu’il ne pourra jamais la rattraper, car lorsqu'il atteint le point où celle-ci se trouvait auparavant, elle s'est déjà déplacée et se trouve plus loin. Comme le véloce Achille, de blocages en avancées, de petits pas en "petits bonds", l'Union européenne a été condamnée à une course poursuite, afin de faire coïncider l'ambition de ses projets avec un niveau convenable de protection des droits des citoyens concernés par leur application.
Ainsi, l’Union européenne a été contrainte d’exhorter les États à croire en une Europe théorique et idéale. Elle a été contrainte aussi d’instaurer des principes et des postulats aux louables vertus intégrationnistes et accélératrices. Parmi eux, le principe de la « subsidiarité », génératrice d’ambiguïtés, ou les postulats, principes ou présomptions comme la protection équivalente, la reconnaissance mutuelle et la confiance mutuelle, qui devaient se heurter tôt ou tard à la disparité des standards de respect des droits de l’homme dans certains États et fournir aux adversaires de l’Europe des arguments renouvelés. Quelques exemples permettent d’illustrer cette disparité des standards au sein de l’Union européenne.
1. Protection équivalente
L’arrêt « Bosphorus » de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) du 30 juin 2005, a posé au regard de la théorie de la protection équivalente une présomption non irréfragable, selon laquelle « la protection des droits fondamentaux offerte par le droit communautaire doit être considérée comme équivalente à celle assurée par le mécanisme de la Convention ».2 Cette équivalence proclamée marquait-elle la fin de la course poursuite? Contrairement à ce que d’aucuns avaient cru ou annoncé, le retard qui semblait pris au départ par l'Europe communautaire dans la défense des droits fondamentaux pouvait paraître avoir été rattrapé, au moins sur un plan textuel.
2. Confiance mutuelle et droit d’asile
En matière de droit d’asile, la nécessaire « confiance mutuelle » entre États membres en matière de droits fondamentaux semble démentie par la discordance entre les jurisprudences N.S. et autres de la CJUE3 et M.S.S. c. Belgique et Grèce ou Tarakhel c. Suisse de la CEDH.4 Dans l’arrêt M.S.S. c. Belgique et Grèce, la Cour de Strasbourg avait posé un standard de caractère élevé en jugeant que la Belgique ne pouvait transférer un demandeur d’asile vers la Grèce en application du système Dublin, si ce demandeur d’asile risquait d’être soumis dans ce pays à un traitement contraire à la Convention. L’arrêt Tarakhel c. Suisse de la CEDH condamnait la Suisse pour le renvoi, en application du règlement Dublin II (rendu applicable à la Suisse par l’effet d’un accord du 26 octobre 2004 entre la Communauté européenne et la Suisse) d’un demandeur d’asile en Italie malgré l’insuffisance des conditions d’accueil dans cet État.
Ce raisonnement a bien été repris et « importé » par la Cour de Luxembourg dans l’arrêt N.S. et autres, mais il s’agit d’une application que l’on est tenté de qualifier d’incomplète ou a minima puisqu’elle semble n’accepter comme critère que les « défaillances systémiques » de l’accueil des demandeurs d’asile en Grèce. Or, ce critère n’était pas utilisé par la CEDH dans son arrêt M.S.S. c. Belgique et Grèce. Dans l’arrêt Tarakhel c. Suisse, la Cour de Strasbourg a plutôt jugé, qu’il s’impose à l’État auteur de la mesure de renvoi « d’examiner de manière approfondie et individualisée la situation de la personne objet de la mesure et de surseoir au renvoi au cas où le risque de traitements inhumains ou dégradants serait avéré».5 A un constat limité à l’existence de « défaillances systémiques », la Cour de Luxembourg oppose donc à l’« examen approfondi et individualisé de la situation de la personne objet de la mesure » de la Cour de Strasbourg.
3. Reconnaissance des jugements étrangers et Mandat d’arrêt européen
Le dogme de la reconnaissance mutuelle, sur lequel repose le mécanisme de coopération dans les matières civiles et pénales au sein de l’Union européenne (reconnaissance des jugements étrangers, procédures d’exécution européenne, mandat d’arrêt européen, etc.), semble devoir être analysé sous l’angle du respect des droits fondamentaux, depuis l’arrêt Avotins de la CEDH, du 23 mai 2016. La cour de Strasbourg y précise que dans ce cadre les juridictions des États ont pour obligation d’examiner « un grief sérieux et étayé dans le cadre duquel il est allégué que l’on se trouve en présence d’une insuffisance manifeste de protection d’un droit garanti par la Convention et que le droit de l’Union européenne ne permet pas de remédier à cette insuffisance (…)».6
C’est sous cet angle qu’il faudra désormais envisager la mise en œuvre et le contrôle juridictionnel du mandat d'arrêt européen (MAE) instauré par la décision-cadre du Conseil du 13 juin 2002. Première mesure d’application du principe de reconnaissance mutuelle, adoptée lors du Conseil européen de Laeken du 14 décembre 2001, elle avait mis en lumière, dès 2003, la disparité des pratiques judiciaires et des garanties pénales accordées aux suspects dans les différents systèmes de droit pénal en vigueur dans les divers pays de l’Union européenne. Ainsi a-t-on dû admettre que la coopération judiciaire en matière pénale exigeait d’abord le développement de garanties équivalentes dans tous les États membres7.
De son côté, depuis 2011, la CJUE a dû répondre à de nombreuses reprises à la question de la place des droits fondamentaux dans ce mécanisme de reconnaissance mutuelle. La Cour de Luxembourg a veillé dans un souci d’effectivité du MAE à renforcer le dispositif de reconnaissance mutuelle en aboutissant à la conclusion que le respect des droits fondamentaux ne constitue pas, en soi, un motif de non-exécution d’un mandat d’arrêt européen.8
Démonstration évidente que l’Europe ne pouvait oublier trop longtemps la référence aux droits fondamentaux, le 15 décembre 2015, la Cour Constitutionnelle Fédérale allemande (Bundesverfassungsgericht) a rendu une décision qui est venue troubler le cours de la jurisprudence, consacrant le primat de la confiance mutuelle sur le strict respect des droits fondamentaux, que l’on aurait pu croire bien établie.9 Le Bundesverfassungsgericht affirme que la protection des droits fondamentaux peut exiger le contrôle de l’exécution d’un mandat d’arrêt européen au nom du respect de « l’identité constitutionnelle » allemande.10 Les juges constitutionnels allemands rappellent ainsi à la CJUE que, si les juges à Luxembourg s’obstinent à refuser de prendre en compte les droits fondamentaux, ils se chargeront d’assurer cette fonction en tant que « protecteur suprême » de ces droits essentiels.
Face à ce risque de fragmentation au gré de l’« identité » constitutionnelle de chaque État, il semble que la Cour de Luxembourg ait entendu le message dans l’arrêt Aranyosi et Caldararu du 5 avril 2016 pour des mandats d’arrêt européens émis par la Hongrie et la Roumanie. Infléchissant sa jurisprudence, elle semble désormais soumettre le régime d’automaticité des remises du MAE à la vérification préalable du respect des droits fondamentaux, notamment en cas de risques de traitements inhumains ou dégradants que pourrait subir la personne remise du fait des conditions de détention dans les États d’émission du MAE.11 La CJUE estime que la décision-cadre donne force obligatoire de façon égale à la primauté du droit européen et au respect des droits fondamentaux et plus particulièrement au droit à la dignité. Dès lors, l’état d’exécution du MAE a l’obligation de vérifier que l’individu remis ne risque pas de subir des traitements inhumains ou dégradants du fait des conditions de détention, au sens de l’article 4 de la Charte. Mais l’encadrement reste strict. En cas de risque réel, l’autorité judiciaire d’exécution doit reporter l’exécution du MAE jusqu’à ce que l’existence du risque ait disparu.12
II. L’Europe des droits de l’homme à l’épreuve des crises
Aujourd’hui, faut-il là encore le rappeler? La crise économique qui sévit depuis 2008 et notamment les crises bancaires et financières de 2008 et 2011 ont donné naissance aux politiques d'austérité qui mettent l’Europe en accusation parce qu’elles menacent non seulement plus de soixante ans de solidarité sociale mais aussi le développement de la protection des droits de l'homme en Europe.
Plus encore, c’est dans ce contexte que l’Europe a dû faire face à la plus grave crise humanitaire depuis la deuxième guerre mondiale. Alors notamment qu’en 2015, près d’une personne sur deux tuées en Syrie était un civil, près de 1.1 million de personnes sont arrivées en Europe pour demander la protection internationale et le nombre ne cesse de croître.13 L’afflux de migrants a mis sous pression les systèmes d’asile européens qui ne parviennent plus à garantir une procédure d’asile effective, ni un accueil conforme aux normes internationales. Enfin, les politiques de lutte contre le terrorisme ont conduit les États à renforcer leur arsenal interne de répression en exigeant toujours plus de sécurité et en limitant toujours davantage les libertés de leurs ressortissants au regard des garanties en matière de droits fondamentaux, proclamées dans les textes fondateurs de l’Europe.
Non seulement cette crise humanitaire altère la volonté (et parfois les possibilités des États à protéger les droits de l'homme, notamment en cas d’« obligations positives » à leur charge), mais plus encore, elle en vient à servir de motif ou de prétexte à ne pas les respecter. Dès 2011, bien avant les craintes suscitées par les attentats islamistes et l'afflux de migrants de 2015, l’organisation non gouvernementale Human Rights Watch dans son rapport annuel, s’alarmait d’une Europe moins démocratique, et d’une « pente descendante en matière de droits au sein de l’UE [qui] semble devoir se poursuivre ».
Le citoyen européen ne pouvait plus être dès lors préservé que par les organes juridictionnels, la Cour européenne des droits de l’homme au niveau du Conseil de l’Europe et la Cour de Justice de Luxembourg à l’échelle de l’Union européenne, dont la mission est de garantir le respect du droit et des droits fondamentaux dans l’application des traités face à la tentation croissante des États de s’en affranchir.
Las, à bien des égards, l’Europe a reculé face aux États notamment en raison des fortes critiques du Royaume-Uni, exprimées par exemple lors de la conférence sur l’avenir de la Cour européenne des droits de l'homme le 19 et 20 avril 2012 à Brighton. Dans le prolongement des conférences précédentes d’Interlaken en 2010 et d’Izmir en 2011, à Brighton, l’Europe s’est retranché derrière un renforcement du principe de subsidiarité, qualifié de « fondamental ».14 L‘entrée en vigueur des protocoles n° 15 et 16 à la Convention européenne des droits de l’homme, qui en sont issus, peut faire craindre une fragmentation supplémentaire du niveau de protection des droits fondamentaux, remettant en question la conception d’un standard européen élevé de protection des droits.
À cet égard, l'article 1er du protocole n°15 en cours de ratification par tous les États membres du Conseil de l’Europe opère une assimilation entre subsidiarité et marge d'appréciation et ouvre d'inquiétantes perspectives. Selon la nouvelle disposition du Préambule fondateur de la Convention, les États parties doivent garantir le respect des droits définis dans la Convention « conformément au principe de subsidiarité » et « ce faisant, elles jouissent d'une marge d'appréciation (... )». L’énoncé n'est pas neutre. Les États seraient désormais habilités, par le protocole n°15, à définir eux-mêmes l'étendue de la marge d'appréciation dont ils disposent.
Quant au protocole n°16, il vise à instaurer la possibilité pour les plus hautes juridictions des États parties d’adresser des demandes d’avis consultatif et non contraignant à la CEDH sur des questions de principe relatives à l’interprétation ou à l’application des droits et libertés définis par la Convention européenne des droits de l’homme ou ses protocoles. Le corollaire en sera une restriction inéluctable du droit de recours individuel qui aurait perdu sa raison d’être. Le risque est donc de confondre subsidiarité et ineffectivité.
On va donc restituer aux gouvernements une très grande latitude. Or, Pierre-Henri Teitgen, lors des travaux préparatoires du Conseil de l’Europe en mai 1949 (donc avant la Convention) en indique les buts: « elle nous donnerait aussi cette garantie internationale européenne, c’est une protection contre tous les retours offensifs toujours possibles de la raison d’état.»15 Mais aussi : « Il s’agit de limiter la souveraineté des États du côté du droit et de ce côté-là, toutes les limites sont permises ».16
Fallait-il en période de crise, rendre aux États une latitude plus grande dictée par les circonstances autorisant une extension de la marge d’appréciation? C’est-à-dire la marge dans laquelle il peut être tolérable de ne pas respecter les droits de l’homme? Face à la crise actuelle en Europe, la Cour européenne des droits de l’homme adopte une position qui voudrait être, selon l’un de ses juges « prudente et ferme ».17
Mais alors, que sont devenus les « droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs » que la Convention a pour but de protéger –principe prononcé dans l’arrêt Airey c. Irlande, et encore rappelé récemment par la Grande Chambre, dans Dvorski c. Croatie le 20 octobre 2015 ?18 Qu’en est-il de l’interprétation téléologique si souvent célébrée (oui décriée) reposant sur le principe selon lequel « la Convention est un instrument vivant à interpréter à la lumière des conditions actuelles » ?19 A la lumière des « conditions actuelles » n’y aurait-il plus lieu de protéger les droits de l’homme ? Comme le dit encore le philosophe allemand Jürgen Habermas : « Les droits de l’homme ne sont pas accordés ou refusés, mais garantis ou bafoués ». 20
On ne peut que mesurer davantage combien il est dangereux d’assouplir les limites, de lâcher la bride, et finalement, sous couvert de marge d’appréciation extensive – et à vrai dire sans borne véritable – de permettre aux États de faire une affaire interne des droits fondamentaux. Les deux cours européennes, issues des deux grands traités européens de la seconde moitié du XXème siècle, avaient pour finalité d’assurer une interprétation uniforme du droit en prévenant l’éclatement des interprétations et en dernier ressort de garantir la primauté du droit européen.
III. L’impossible adhésion ?
Dans le même temps - ceci étant sans doute en relation avec l’évolution précédemment constatée, l’adhésion de l’Union à la Convention européenne des droits de l’homme, rendue obligatoire par l’article 6, paragraphe 2, du traité sur l’Union européenne, s’avère singulièrement retardée, voire définitivement compromise. En 2013, après presque trois ans de négociations techniques, une proposition d’accord avait été finalisée par les représentants des 47 pays du Conseil de l'Europe et la Commission européenne. Or l’avis 2/13 de la Cour de justice rendu le 18 décembre 2015 en assemblée plénière va, au minimum, retarder la procédure. Les étapes suivantes sont également incertaines, on pense notamment à la nécessité d’une ratification de l’accord d’adhésion par l’ensemble des États membres du Conseil de l’Europe, y compris par le Royaume-Uni (et même par la Russie qui n’a pas caché ses réticences en la matière).21
Ainsi, l’Europe est exposée à devoir battre une nouvelle fois en retraite face aux exigences de certains États. Car, sans être péremptoire, on ne pourrait que remarquer que les États qui ne voulaient pas de ces valeurs profondes sont aussi ceux qui rejetaient plus globalement les mécanismes européens. Force est alors de constater, que les États qui voudraient toujours moins d’Europe, sont aussi ceux qui veulent limiter l’incidence d’une véritable garantie européenne des droits de l’homme. Loin de maintenir la cohésion de l’Union, les concessions et les renonciations sur les valeurs fondatrices en viennent à constituer un premier ferment de dilution ou de dislocation.
Sur ce point, on relèverait utilement que les faveurs successivement consenties au Royaume-Uni, qui bénéficie depuis 1984 d'un « mécanisme de correction » en sa faveur, ont abouti à un résultat inverse à celui qui était escompté. Par contre, le Royaume-Uni a entrepris des manœuvres pour neutraliser les effets juridiques éventuels de la Charte des droits fondamentaux de l’UE La Charte "re"-proclamée le 12 décembre 2007 avait dû être légèrement modifiée.22 Des limites sérieuses avaient été posées à son application avec « l’opting out » britannique et polonais.23 On ajoutera que les droits sociaux fondamentaux ont dû subir un nouveau recul avec la décision des chefs d'État et de gouvernement réunis au sein du Conseil européen le 18 et 19 février 2016 et donnant gain de cause au Royaume-Uni en lui octroyant la possibilité de limiter les prestations sociales accordées aux travailleurs migrants.24
Comment ne pas s’étonner de ce recul de l’Europe des droits ? Cette capitulation ne favorisera assurément pas la marche en avant de l’Europe ? Le résultat des urnes permet de confirmer ou de démentir le précepte du penseur périgourdin Joubert : « La faiblesse qui conserve vaut mieux que la force qui détruit »25. En l’occurrence, c’est la faiblesse qui aura détruit. En effet, à l'encontre de cette double Europe qui ne le protégeait qu’insuffisamment, le citoyen européen en est venu ou a été poussé à intenter un procès en grande partie injuste en mettant en accusation l'Europe, sans se rendre compte qu'il ne dressait que le réquisitoire de la non-Europe. Parce qu'on a trop longtemps ignoré les droits fondamentaux, l'Europe est donc condamnée à tout reprendre.
IV. Conclusion
Les craintes éprouvées ne doivent pas amener à une conclusion pessimiste. Au contraire, le vote du « Brexit » scande l’heure d’une marche nouvelle. Il donne à l’Europe une leçon : reculs et tergiversations ne peuvent rapprocher les États de l’Europe, elles distendent progressivement les liens au point de les dissoudre et de favoriser leur rupture. En présence de ce constat, il faut donc se référer au principe d’espérance d’Hölderlin : « Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve».
Les arrêts Avotins de la CEDH et Aranyosi et Caldararu de la CJUE scandent-ils à quelques semaines d’intervalle le souci d’un plus grand respect des droits fondamentaux dans la mise en œuvre des politiques européennes ? Pour cela, il faut que les droits de l’homme puissent définitivement rattraper l’Europe et lui permettre de se rapprocher de l’Homme qu’elle protège et qu’elle sauve. Car, nous le savons déjà: Zénon d’Elée avait tort. L’irréfutabilité de son paradoxe reposait sur la segmentation du parcours alors que la course poursuite appartient à l’infini. Il ne s’agissait que d’un paradoxe : Achille peut rattraper la tortue. La construction d’un espace judiciaire de liberté ne saurait se raisonner par étapes successives. « La Course d'Achille et de la tortue est perpétuelle»26, de même que la construction européenne devra être perpétuellement recommencée, au gré des épreuves, parce qu’elle appartient à un futur infini où nul être humain ne pourra y ignorer l’autre.
Article 6 du traité sur l’Union européenne. Voir aussi les décisions "Solange-I" de la Cour Constitutionnelle Fédérale allemande (Bundesverfassungsgericht) du 29 mai 1974 (BVerfGE, 37, 271) et "Solange- II" du 22 octobre 1986 (BVerfGE 73, 339).↩
CEDH, Bosphorus Hava Yollari Turizm ve Ticaret Anonim Sirketi c. Irlande, arrêt du 30 juin 2005, n°45036/98.↩
CJUE, 21 décembre 2011, C-411/10 et C-493/10, N. S. et M. E., Rec. p. I-13905.↩
CEDH [GC], M.S.S. c. Belgique et Gréce, 21 janvier 2011, n° 30696/09 et CEDH [GC], Tarakhel c. Suisse,, 4 novembre 2014, n° 29217/12.↩
CEDH, Tarakhel, précité, §104.↩
CEDH [GC], Avotins c. Lettonie, 23 mai 2016, n° 17502/07, § 116.↩
Livre vert, Garanties procédurales accordées aux suspects et aux personnes mises en cause dans des procédures pénales dans l’Union européenne, 19 févr. 2003, COM(2003) 0075 final, p. 13. Voir aussi la proposition de décision-cadre du Conseil relative à certains droits procéduraux accordés dans le cadre des procédures pénales dans l’Union européenne, SEC(2004) 491, 28 avr. 2004, COM(2004) 328 final.↩
CJUE, C‑396/11, Ciprian Vasile Radu, 29 janvier 2013 ; C-399/11, Melloni, 26 février 2013.↩
Voir Press Release No. 4/2016 of 26 January 2016, <https://www.bundesverfassungsgericht.de/SharedDocs/Pressemitteilungen/EN/2016/bvg16-004.html;jsessionid=1178D3321FE1D7D5B1DC14D0B0B28BF0.2_cid383>.↩
Il s’agissait d’un ressortissant américain arrêté en Allemagne faisait l’objet d’un MAE émis par l’Italie après avoir été condamné par défaut en 1992 par Corte di Appello Florence, à trente ans d’emprisonnement. Voir aussi eucrim 1-2016, p. 17.↩
CJUE, affaires jointes C‑404/15 et C‑659/15 PPU, Aranyosi et Caldararu, 5 avril 2016. ↩
Voir Marguerite Guiresse, Confiance mutuelle et mandat d’arrêt européen : évolution ou inflexion de la Cour de justice ? Réseau Universitaire européen dédié à l’étude du droit de l’Espace de liberté, sécurité et justice (ELSJ), 12 avril 2016. Voir aussi : CJUE, C 241/15, Niculaie Aurel Bob-Dogi, 1er juin 2016.↩
20.977 sur 55.219 selon les chiffres de l’Observatoire syrien des droits de l’homme.↩
Déclaration de Brighton, pt. 3, disponible sur : <http://www.echr.coe.int/Documents/2012_Brighton_FinalDeclaration_FRA.pdf>.↩
Pierre Henri Teitgen dans le recueil des travaux préparatoires du Conseil de l’Europe en assemblée consultative du 11 mai au 8 septembre. Publié dans Aux sources de la Cour et de la Convention Européenne des droits de l'homme, Confluences, 2000, p. 36.↩
Ibid. p. 39.↩
Linos-Alexandre Sicilianos, Conférence, Société européenne de droit international, Cour européenne des droits de l’homme, 16 octobre 2015. http://www.echr.coe.int/Documents/Speech_Judge_Sicilianos_Lecture_ESIL_20151016_FRA.pdf.↩
CEDH, Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, n° 6289/73; CEDH [GC], Dvorski c. Croatie, 20 octobre 2015, n° 25703/11.↩
CEDH, Tyrer c. Royaume-Uni, 25 avril 1978,n°5856/72.↩
J. Habermas, L’intégration républicaine. Essais de théorie politique, trad. R. Rochlitz, Fayard, 1998, p. 190.↩
Sur l’avis 2/13 en date du 18 décembre 2015, rendu par la Cour de justice de l'Union Européenne, en assemblée plénière, voir H. Labayle, La guerre des juges n’aura pas lieu. Tant mieux ? Libres propos sur l’avis 2/13 de la Cour de justice relatif à l’adhésion de l’Union à la CEDH, 22 décembre 2014,
<http://www.gdr-elsj.eu/2014/12/22/droits-fondamentaux/la-guerre-des-juges-naura-pas-lieu-tant-mieux-libres-propos-sur-lavis-213-de-la-cour-de-justice-relatif-a-ladhesion-de-lunion-a-la-cedh/>.↩
J.O. C 303 du 14. Décembre 2007, p. 1.↩
J.O. C 306 du 17 décembre 2007, p. 156.↩
Un nouvel arrangement pour le Royaume-Uni dans l'Union européenne. Extrait des conclusions du Conseil européen des 18 et 19 février 2016, <http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:52016XG0223(01)&from=FR.↩
Joseph Joubert, Des gouvernements, XXXVI (1866)↩
J.L. Borges, La Course perpétuelle d'Achille et de la tortue, in Discussion, Œuvres, t. 1, Gallimard, p. 248.↩